Il est des moments, dans une campagne, où tout peut soudain basculer. La pièce a été lancée, elle monte en flèche, tournoie dans les airs, plane un instant, puis redescend en piqué, elle va tomber… mais on ne sait pas encore de quel côté, du bon ou du mauvais. Ce moment suspendu, sur le fil, Emmanuel -Macron l'a vécu mercredi 26 avril, au troisième jour de la campagne de l'entre-deux-tours, dans un mano a mano périlleux avec Marine Le Pen, venue le provoquer sur ses terres, dans sa ville natale d'Amiens.
Soucieux de capter le vote populaire le 7 mai, tout en clôturant la polémique sur sa campagne d'entre-deux-tours en demi-teinte, le candidat d'En marche ! avait prévu une visite aux ouvriers grévistes de Whirlpool, usine d'électroménager en voie de délocalisation. L'ex-ministre de l'économie avait été interpellé sur ce sujet le 6 avril sur France 2 par le réalisateur François Ruffin (
Merci patron !), qui lui avait reproché son manque d'implication dans ce dossier amiénois. Piqué au vif, le leader d'En marche ! avait expliqué qu'il ne
" monterait pas sur un camion " pour dire
" avec moi, ça ne fermera pas ", comme François Hollande l'avait fait à Florange (Moselle), pendant la campagne de 2012.
M. Macron, qui n'avait pas obtenu l'accord de l'entreprise pour pénétrer sur le site de l'usine, a donc commencé la journée en rencontrant les représentants syndicaux à la chambre de commerce d'Amiens. Il est en pleine réunion quand il apprend que Marine Le Pen l'a doublé en se rendant à l'improviste sur le piquet de grève de Whirlpool. Excepté BFM-TV, déjà sur place, les médias n'ont pas été prévenus de cette visite surprise.
" J'ai trouvé que c'était une preuve de tellement de mépris à l'égard de ce que vivent les salariés de Whirlpool que j'ai décidé de venir vous voir ", lance la présidente du FN, avant de s'offrir une joyeuse séance de selfies avec les ouvriers.
" Anecdote "Décuplé par l'effet de surprise, le contraste des images n'est pas à l'avantage du candidat d'En marche !, qui donne soudain le sentiment de courir derrière la présidente du FN, alors qu'il espérait au contraire marquer des points dans un département, la Somme, ayant voté à 30 % pour elle, dimanche. Lui-même avait prévu une visite surprise sur le piquet de grève, plus tard dans la journée. Il tente de déminer, lors d'une conférence de presse.
" Marine Le Pen est venue car j'y venais. Bienvenue ! ", lance-t-il, en dénonçant une opération de
" communication ". Dans son sillage, son porte-parole, Benjamin Griveaux, enfonce le clou :
" Marine Le Pen fait des selfies mais -Emmanuel Macron propose des solutions pour Whirlpool. Elle reste dans sa zone de confort. Lui prend des risques en allant à la rencontre de gens qui n'ont pas voté pour lui. "
Il est des moments, dans une campagne, où tout peut soudain basculer… Dans la matinée, Jacques Attali, ancien conseiller de François Mitterrand, a estimé que le sort des salariés de Whirlpool n'est qu'une
" anecdote " au regard des enjeux de la campagne. La saillie de ce fervent soutien du candidat d'En marche !, l'un des invités à la soirée controversée de La Rotonde, tombe au plus mauvais moment. A dix jours du second tour, M. Macron, qui ne veut prendre aucun risque, coupe la branche gênante. Devant les journalistes, M. Griveaux l'exécute, implacable :
" M. Attali vient de démontrer qu'il appartient au monde d'avant, (…)
qu'il y reste ", lance le porte-parole, en ajoutant qu'il n'avait
" pas sa place " à La Rotonde.
" Il n'a eu aucun rôle dans la campagne et il n'en aura aucun après, poursuit-il.
Il ne sera pas un visiteur du soir " à l'Elysée.
Voilà Emmanuel Macron à son tour sur le parking de l'usine. Comprimé par une nuée de micros et de caméras, il avance difficilement, alors que montent les huées et les insultes.
" Il est où ton père ? ", lance un gréviste en évoquant François Hollande.
" Reste avec le Medef ! ", crie un autre.
" Girouette ! ", s'exclame un troisième. Devant les grilles de l'usine, des pneus brûlés dégagent une épaisse fumée noire. Déjà électrique, le climat devient soudain tendu, incertain. Comme si le candidat venait de se jeter dans la gueule du loup, alors que la plupart des ouvriers de l'usine, auxquels se sont mêlés des militants FN, reconnaissent voter pour
" Marine ".
En quête des voix de Jean-Luc Mélenchon, cette dernière cherche à installer son duel avec Macron sur un clivage mondialisation versus protectionnisme, peuple versus élites, ouvrier versus banquier… Un piège dans lequel le candidat d'En marche ! tentera de sortir le soir même, lors d'un meeting à Arras, en estimant que
" Mme Le Pen est l'héritière de ce système, elle est née dans un château et elle donne des leçons, elle se prétend du peuple ".
Protégé par une armada de gardes du corps, il avance à l'aveugle, semble hésiter. Les quolibets fusent. Un ouvrier se moque de son
" copain Attali ". Un autre – vingt ans d'usine et 1 200 euros par mois – rappelle la scène d'un documentaire consacré à Macron (
La Stratégie du météore, France 3) où on voit l'ancien ministre se laver les mains avec une lingette après avoir serré des mains.
" Il est hautain ", attaque-t-il.
" De toute façon, il n'est là que pour la presse ", s'impatiente un autre.
" Elle vous ment ! "Un gréviste crie plus fort que les autres :
" Si tu as le courage, viens nous parler, sans les journalistes. " Macron n'a pas le choix. S'il repart trop tôt, la séquence sera désastreuse. Il faut monter au front. S'il laisse la plupart des médias derrière les grilles de l'usine, son équipe filme l'échange et le diffuse sur Facebook. Et c'est musclé.
" M. Macron, vous, c'est le business, les cadeaux pour le patronat… ", attaque une ouvrière.Le candidat prend son temps, argumente.
" Je ne suis pas en train de dire que je vais sauver vos emplois. Mais je serai là pour protéger vos intérêts dans ce plan social ", lance-t-il, en dénonçant le
" clientélisme " de Marine Le Pen, qui a promis qu'avec elle l'usine ne fermerait pas.
" Vous m'attaquez, moi, comme personne. Ça ne fait pas vingt ans que je fais de la politique ", défend-il, en démontant le programme de Mme Le Pen, pied à pied.
" Quand elle vient vous dire “il faut sortir de la mondialisation”, elle vous ment ! C'est une illusion de fermer les frontières, lance-t-il, micro à la main.
Si elle est élue, il y aura la destruction de millions d'emplois… " M. Ruffin salue le
" courage " du candidat d'être entré dans la mêlée.
" Vous êtes au milieu des vaincus de la mondialisation. En face, il y une France qui se porte très bien, grâce à vous qui avez restauré les marges des entreprises ", sans créer plus d'emplois, critique-t-il.
Les positions restent irréconciliables mais le ton et l'atmosphère se sont apaisés. Quand M. Macron quitte l'usine, il sait qu'il a gagné. Les grévistes lui serrent la main. Il promet qu'il reviendra
" sans caméras " pour
" rendre compte ". Avant de quitter le site, il conclut :
" Oui, on va gagner dans quinze jours, la question c'est ce qu'on va faire ensemble. Ce qu'on va faire ensemble, c'est une montagne. "
Solenn de Royer, avec Olivier Faye
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