Crise bizarre au Département d’État américain : le Secrétaire
Rex Tillerson refuse d’utiliser une enveloppe de 60 millions de dollars (plus 20 millions déjà attribués) pour financer des activités dites « de contre-propagande ». Or ces fonds risquent d’être perdus s’il ne les emploie pas avant le 30 septembre. Du coup des élus hurlent, à commencer par les sénateurs Portman et Murphy qui avaient fait passer fin 2016 le
Countering Foreign Propaganda and Disinformation Act pour l’année fiscale 2017. Cette loi était destinée en principe à favoriser la riposte des États-Unis face à des campagnes de propagande et de désinformation étrangères, et ce à travers l’action du
Global Engagement Center (GEC). Un partie de la presse hurle qu’il s’agit d’une concession au Kremlin et que l’administration Trump ne veut rien faire qui puisse indisposer Poutine (et surtout pas parler de l’ingérence russe dans les élections américaines). La presse russe, de son côté, accuse le GEC d’être le Ministère de la Vérité de Big Brother dans 1984. Comment comprendre cet imbroglio ?
Commençons par un rappel historique de faits bien connus des lecteurs de ce blog :
depuis les guerre froide, les États-Unis ont une longue tradition de « diplomatie publique », un terme apparu dans les années 60. Il désigne la combinaison de médias émettant au-delà du rideau de fer et de réseaux humains pour mener une subversion idéologique contre le communisme, ou, si l’on préfère, montrer une vitrine attractive de l’Occident
Après la chute du Mur, on réduit ces activités, auparavant confiées à l’USIA (US Information Agency) et le soft power (qui vient plus spontanément par la culture, la société civile…) devient plus à la mode que la lutte idéologique.
Après le 11 septembre, l’administration Bush redécouvre les avantages de la diplomatie publique pour contrer l’influence d’al Jazeera et adresser un message rassurant aux musulmans
Obama crée en 2011 le
Center for Strategic Counterterrroism Communications pour coordonner l’action de déradicalisation ou de prévention de l’extrémisme violent. Il est sensé s’adresser à des publics étrangers (l’État n’a en principe pas le droit d’influencer politiquement des citoyens américains ou de collecter des données personnelles sur eux).
En 2016, le CSCC devient le
Global Engagement Center toujours dépendant du département d’’État. Il est toujours sensé décourager les jeunes a priori musulmans de s’engager dans le djihad. Et cela par des partenariats avec des ONg ou des écoles, des leaders religieux, etc. Le Gec est sensé aussi faire de l’analyse de données (façon sans doute pudique de dire que l’on utilise des données collectées par la NSA ou le renseignement en général) pour mieux comprendre la propagande djihadiste et proposer un contre-discours. Il s’agira de faire de la contre-influence surtout sur les réseaux sociaux, en somme.
Surprise : à la fin 2016, juste avant de quitter la Maison blanche, Obama, dans la foulée de la loi Portman-Murphy, rajoute aux compétence du GEC, la lutte contre la propagande ou les interférences étrangères (Corée, Chine, Russie). Dans une ambiance où l’on accuse le piratage et les « fakes » russes d’avoir faussé l’élection, tout le monde comprend qu’il s’agira surtout de faire de la contre-propagande (même vertueusement baptisée « fact-based narrative ») anti-russe. À Washington les médias, les think tanks et les agences gouvernementales sont de plus en plus séduites par la notion que l’ère dite de la post-vérité, où les masses (celles qui votent Brexit ou Trump, en tout cas) sont de plus en plus indifférentes aux faits supposés et n’écoutent que leurs passions, la responsabilité des réseaux d’influence russe « en guerre avec la réalité » est immense. Au fond, si les gens ne votent pas bien, c’est parce que Moscou répand de fausses nouvelles et manipule des réseaux de désinformation et de propagande (une thèse de la puissance persuasive du mensonge que même MacCarthy n’osait pas soutenir de façon aussi primaire dans les années 50).
À partir de là, il y a deux explications possibles :
Tillerson ne veut pas indisposer davantage les Russes après la reconduction des sanctions par le pouvoir législatif.
Second hypothèse : Tillerson pense sincèrement que le GEC est une effroyable bureaucratie, qui n’a aucun projet sérieux pour l’utilisation de 80 millions de dollars.
Comme les activités de l’agence sont sensées être discrètes (surtout sur la collecte des données) et relever de la coopération avec d’autres organisations, nous ne pouvons évidemment pas juger de l’ampleur et de l’efficacité de son action, qui pour le moment n’a guère affecté l’anti-américanisme ou l’influence russe dans le monde.
Mais nous avons au moins deux indices de ce que pourrait faire le GEC. En 2014 (quand c’était le CSCC), il avait produit la campagne vidéo «
think again, turn away sur Twitter. Elle consistait en gros à dire aux apprentis djihadistes que s’ils allaient en Syrie, ils risquaient de mourir, de tuer des gens et de combattre d’autres musulmans. Comme c’était exactement ce que recherchaient les apprentis djihadistes, l’efficacité est restée marginale. En 2016, le GEC produira une vidéo
Don’t you kill you own msulmin brother ? avec une partie en dessin animé. Toujours la même rhétorique : on montre un jeune musulman soumis à la propagande de Daech sur les réseaux sociaux et qui réalise que ces gens tuent des gens. Efficacité comparable.
S’ils sont aussi mauvais pour combattre la propagande non étatique, il nous semble que Poutine ne devait pas se faire trop de soucis.
5 réponses à Stratégie US d’influence : les contradictions, par François-Bernard Huyghe